Mono
no aware : |
Le pathétique des choses
Le Mono no Aware
ou le pathos des choses. La tristesse, le caractère tragique d'un
événement reflète une certaine beauté. On pourrait parler d'une beauté
lunaire par référence à la Comedia del Arte, et le personnage lunatique
et romantique de Pierrot plutôt que les inconstances multicolores d'un
Arlequin. La beauté du caractère éphémère de la vie est
traditionnellement représentée par le printemps japonais, aussi court
que spectaculaire. En particulier, la floraison des cerisiers, la
célèbre « Sakura » montre que l'intensité
sensorielle est inversement proportionnelle à la durée. Le
front de la floraison, qui remonte depuis le sud, est avidement suivi
par tous les médias pendant les dix jours que dure l'événement (entre
l'éclosion du premier bourgeon et la chute du dernier pétale). Le
paroxysme de la floraison jusqu'à saturation n'est pas considéré comme
le plus esthétiquement parfait. L'ultime beauté n'est atteinte que
quand les pétales commencent à tomber en une pluie de confettis roses.
C'est alors qu'on peut mesurer la décharge esthétique de cette
étincelle de vie.
Au Japon, les vraies
richesses sont périssables. A commencer par le
comestible : le poisson cru et autres mets dont la fraîcheur
fait toute la qualité. Le concept de constance ou d'éternel
n'est pas aussi important qu'en Occident. L'acceptation de l'éphémère
est particulièrement frappant dans l'architecture japonaise (voir Shoji). On y travaille
beaucoup le papier : on apprécie sa texture, sa fragilité.
L'Occident fut pendant tout un temps obsédé par l'or. La recherche de
ce métal qui ne s foxyde jamais et qui justifia la destruction de la
civilisation sud-américaine, est bien la quête de la vie éternelle.
L'idéal nippon aspire à
un monde immatériel (voir Ukiyo).
Les philosophies asiatiques sont très claires au sujet de l'attachement
au monde matériel. Le matérialisme est un marché : le confort
relatif qu'il procure s'accompagne du cortège de ses angoisses. Avec
l'opulence vient la perspective de la perte. Vanter la beauté de
l'éphémère empêche toute complaisance dans le bien être matériel et
permet donc de s'approcher des limites de l'immatériel. Les angoisses
existentielles obéissent à la même logique si on accorde trop
d'importance à la vie (voir Seppuku).
La mort doit être vue non comme une malédiction, mais comme une
opportunité esthétique.
L'histoire d'amour
suivante illustre ce point de vue. Un prince était très fier d'une
série de vases qui lui avaient été transmis par ses ancêtres. Il avait
affirmé que celui qui aurait l'audace de briser l'un d'entre eux serait
décapité sur-le-champ. Un jour, sa favorite, jalouse de sa passion,
commit l'irréparable pour tester son amour : elle cassa une
des porcelaines. Le prince, probablement amoureux, ne mit pas sa menace
à exécution. Mais, quand elle avoua qu'elle avait agi délibérément il
entra dans une rage folle. Il brisa chaque vase de ses mains. Puis il
la décapita. J'imagine que le fait qu'elle ait soupçonné, ne serait ce
qu'un instant, qu'il lui préfère un objet lui était insupportable.
Les héros japonais sont
aussi représentatifs de cet esthétisme. Les grandes pièces de Kabuki
qui relatent leurs exploits sont remplis de fins tragiques, de suicides
rituels (Seppuku)
et autres suicides collectifs (voir Shinjuu).
La célèbre histoire des 47 Ronins qui choisissent de venger leur maître
au prix de leur vies en est une illustration. Si Napoléon avait été un
héros japonais, c'est sur sa fin tragique que les livres d'histoires
s'attarderaient. C'est par Waterloo qu'il serait le mieux représenté.
Plus près de nous, c'est bien ce concept qui peut en partie expliquer
l'engouement des jeunes pilotes de la dernière grande guerre pour les
tristement célèbres missions suicides.
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