Kichigai veut dire " fou " en japonais. Le mot vient de " ki " qui signifie esprit et de " chigai " qui signifie différent. Littéralement : une personne qui pense différemment est folle.
"Ombres nippones" propose une liste de concepts, intraduisibles en Français, accompagnés d’un bref commentaire. Les interactions entre ces concepts sont illustrées par des liens qui forment une trame complexe.
Le langage est une découpe du monde. Celui-ci est articulé autour de certains concepts qui sont subjectivement délimités. La découpe d’une langue étrangère peut être légèrement différente, reflétant des sensibilités culturelles. A ce titre, il est intéressant de s’arrêter sur les mots qui résistent à la traduction. Ils peuvent désigner des concepts inconnus ou souligner les endroits du patchwork sémantique où la découpe est radicalement distincte.
Les différences entre deux langues peuvent être relativement concrètes. Ainsi, l’habitat des Inuits, qui habitent le grand Nord canadien, transparaît dans leur langue ; ils utilisent plus dune quinzaine de termes différents pour désigner la neige. Chacun de ces termes est intraduisible directement en Français autrement qu’en associant un adjectif à la neige : neige molle, neige glacée...
Certains concepts heurtent plus profondément les fondements de nos systèmes de valeurs. Il y a par exemple quelque chose d’intuitivement dérangeant dans la relation de Japonais avec leurs androïdes. Le rêve très nippon de créer un robot humanoïde qui pourrait se charger par exemple des taches ménagères nous donne froid dans le dos : on ne remplace pas le créateur impunément dans la culture occidentale. Le syndrome " Frankenstein " n’existe pas sous la même forme au Japon : le directeur des laboratoires informatiques de Sony a déclaré : "Notre objectif, c'est de construire, d'ici à 2050, une équipe d'humanoïdes capable de battre les champions du monde de football selon les règles de la Fédération Internationale".
L’ABCDaire de l’intraduisible ne prétend en aucun cas offrir une liste exhaustive comme pourraient le faire un dictionnaire ou une encyclopédie. L’information se situe tant dans les mots qui sont présentés, que dans le bref commentaire qui les accompagne. Cet ABCDaire s’est naturellement cristallisé autour de deux thèmes centraux. Ces thèmes identifient des champs lexicaux qui sont particulièrement riches en Japonais et qui souligne la personnalité nippone.
Le premier thème qui émerge est celui de l’impermanence. Le caractère momentané de l’existence en est la première manifestation. Loin d’être considérée comme une fatalité morbide, l’impermanence est édifiée en idéal esthétique. La recherche de la beauté dans le pathétique s’apparente à l’apologie d’une certaine mélancolie. Ce goût pour l’éphémère se retrouve dans la perception japonaise du monde. Celui-ci est vu comme en perpétuelle transformation. Il n'y a qu'une règle immuable : rien n’est immuable. Dans ce monde changeant, presque flottant, aucune certitude fondamentale n’émerge : tout est relatif. Ce flottement s’apparente à l’état d’esprit du nomade, dont l’environnement ne cesse de se transformer. Ce monde " flottant " bouscule nos conceptions du monde, plus sédentaires, construites autour de certitudes métaphysiques.
La deuxième partie s’articule autour de la recherche de structures harmoniques. La perception japonaise du monde est d’abord celle de la forme : quelles relations existe-t-il entre les parties d’un tout, pour que l’ensemble soit harmonieux ? Les sens humains possèdent une capacité naturelle à reconnaître des formes : on peut reconnaître une mélodie alors qu’elle est transposée dans une tonalité différente et que toutes les notes ont changé. Ces images mentales permettent d’appréhender le monde beaucoup plus naturellement que la pensée analytique. Elles s’imposent d’elle-même à l’esprit sans effort conscient. Ainsi l’autorégulation du corps ne passe pas par la conscience de chaque inspiration pulmonaire.
Un insecte mal intentionné demanda un jour au mille-pattes : " comment fais tu pour marcher avec autant de pattes ? ". Le mille-pattes ne s’était jamais posé question. Il commença à réfléchir à comment il pouvait bouger ses milles pattes avec tant de coordination. Quand il voulu reprendre son chemin, il était incapable de marcher : impossible de retrouver cette démarche qui lui était pourtant si naturelle avant qu’il n’essaye de la formaliser.
Cette autonomie de la totalité au regard des éléments se retrouve dans la société japonaise : le collectif est plus important que l’individu.
Finalement, la recherche esthétique passe par la recherche de l’essence de la forme minimale. Une trop grande richesse gâche l’harmonie : une oeuvre trop chargée manque de fraîcheur. La beauté doit être naturelle. Elle doit sauter aux yeux. Le dépouillement et la sobriété sont les ultimes étapes du raffinement. C’est ce qu’enseigne la voie du thé.