Mottainai
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Quel Gachis !
Dans les années 70, en pleine crise pétrolière, les
gouvernements rivalisaient d'ingéniosité pour encourager leurs
compatriotes à économiser l'énergie. Le changement d'heure saisonnière
fit son apparition en France. Au Japon, pays notoirement pauvre en
matières premières, les bureaux du gouvernement limitaient l'air
conditionné pendant le détestable été japonais. Alors que la chaleur
moite menaçait de troubler le bon fonctionnement de la machine
économique nippone, le Premier ministre Masayoshi
Ohira fut persuadé par ses conseillers de contribuer au débat en
parrainant personnellement le costume « anti-consommation
d'énergie ». Au
pays des conventions (voir Keigo) et
de l'harmonie sociale (voir Wa),
le représentant de l'Etat était sur le point de sacrifier le bon ton
pour réduire de vulgaires factures d'hydrocarbures. Lors d'une
allocution publique devenue mythique, et sous une pluie de flashs,
Ohira apparut sur l'estrade, vêtu de cette veste du type de celle que
l'on porte pour un safari, manches courtes, sous laquelle il portait
une chemise blanche parfaitement amidonnée, ainsi qu'une cravate d'un
noir sévère. Les gardiens de la bienséance nippone tremblèrent.
Véritable uniforme du fameux « sarariman »
(« salary man »), le costume gris et la chemise
blanche sont de rigueur dans toutes les grandes entreprises
nipponnes. Toute touche d'originalité court le risque d'être considérée
comme un grave signe de subversion envers la société tout entière. Les
forces réactionnaires se mirent en marche ; celles-ci sont
particulièrement puissantes au Japon (personnifiées par la maison
royale nippone, elles sont en train de torturer la princesse Masako,
symbole des forces progressistes). Le thermostat des bureaux fut ajusté
à la hausse et les gens transpirent toujours.
Issu du très conservateur parti Libéral Démocrate
LPD, on aurait pu imaginer Ohira à la solde des forces réactionnaires.
Quel grand concept décida le premier ministre, grand défendeur de
l'ordre séculaire, à faire ce pari hasardeux ? Ohira se
faisait l'avocat de Mottainai, une sorte de dégoût
envers toutes sortes de gaspillage.
Mottainai dénote
un état d'esprit empreint d'humilité, de respect et d'un sentiment de
gratitude accompagné de regret à la vue du temps et des ressources
gaspillées. Par respect pour le créateur, il s'agit de faire la
meilleure utilisation des ressources qui sont à notre disposition. Les
japonais n'économisent pas que de l'argent (même si ils en économisent
aussi beaucoup ; ne financent-ils pas les déficits
américains ?). Morita, le co-fondateur de Sony, raconte dans
son autobiographie pour illustrer le concept l'histoire d'un ami qui
éprouvait un malaise profond devant le volume du papier de l'édition
dominicale du « New York Times ». Il faut dire que la
taille hebdomadaire des journaux anglo-saxons du week-end ne manque pas
de surprendre ; on ne peut raisonnablement être intéressé que
par quelques-uns de ses 50 suppléments (week-end, mode, sorties,
automobiles, sports c) et les autres passent systématiquement à la
poubelle. L'ami de Morita (je le soupçonne de parler de lui-même) ne
pouvait se réduire à jeter le papier et avait fini par accumuler une
quantité ridicule de piles de journaux dans son domicile new-yorkais.
Morita prétend aussi que les japonais ont le taux de recyclage le plus
élevé au monde avec plus de 50% du papier collecté et recyclé.
Le Japon est une société de la rareté. Les
pénuries de l'après guerre ont laissé (comme en France), de profondes
traces. L'abondance matérielle est venue avec la richesse, mais
certains réflexes sont restés ; en France on demande aux
enfants de finir leur assiette alors que l'obésité et les maladies
cardio-vasculaires les guettent. Mais cet afflux matériel n'a que peu
de poids devant la richesse qui manque cruellement à
l'archipel : l'espace. L'exiguïté du territoire joue un grand
rôle dans la chute d'année en année du taux de natalité nippon. C'est
le problème du couple de hamsters dans une cage. Si celle ci est de
taille généreuse, ils vont copuler allègrement et avoir beaucoup
d'enfants. Si la cage est exiguë, l'allégresse sera toujours présente,
mais le couple dévorera ses enfants. Les densités de population et la
promiscuité confortent les japonais dans leur profond mépris pour le
gaspillage et leur passion pour l'optimisation des ressources. Ils
adorent montrer qu'un peu d'organisation aide à combattre le manque de
place. Je regardais l'autre jour une publicité pour une poche plastique
qui permet de ranger sous vide des vêtements ou des couvertures. Le
vide est très ingénieusement fait à l'aide d'un simple aspirateur. Le
présentateur montrait comment le volume d'une pile d'habits d'hiver
pouvait être réduite substantiellement.
Mottainai a donc un rationnel
partiellement économique. De la même façon, le naturel résolument
social des Japonais permet de mieux répartir les ressources dans un
archipel surpeuplé (voir Wa) :
on prend le bain en famille ; on se chauffe sous le kotatsu
(sorte de brasero chauffe-pieds). Mottainai peut
aussi être utilisé dans un contexte plus large pour exprimer le gâchis.
Donner de la confiture aux cochons, c'est mottainai.
Si un étudiant très diplômé choisit une voie peu valorisante et préfère
travailler dans une pizzeria ou un stand de takoyaki
que dans l'une des très élitistes sociétés de commerce (les fameuses Shosha :
Mitsui, Mitsubishi et Sumitomo), c'est aussi mottainai.
Si Mottainai a des racines
pragmatiques, le concept reflète surtout une esthétique qui se
rapproche du minimalisme. Je ne veux pas nécessairement parler du
sombre mouvement artistique des années soixante dont raffolent les
chroniques artistiques du « New-Yorker » et qui
évoque des manchettes outrancières à propos du mur de briques de Carl
Andre pour lequel la Tate Gallery paya une fortune il y a déjà quelques
années. Je pense à cette pulsion irrésistible de réduire une œuvre
d'art à son noyau élémentaire. Ceux qui partagent ma sensibilité
réductive ressentent comme moi du plaisir à finir le fond d'un tube de
dentifrice (il faut presser comme un damné) : il y a quelque
chose d'esthétique à économiser de la matière.
Cette sensibilité est primordiale dans la
cérémonie du thé et sa philosophie (voir Chado). Ce n'est pas un
hasard si les Japonais ont été les pionniers dans l'utilisation du
transistor dans les appareils électroniques. La
miniaturisation s'inscrit dans la même logique minimaliste. Il s'agit,
de distiller l'objet jusqu'à son essence, en n'utilisant que le minimum
de matériaux.
Equivalent VIII de Carl Andre fut
acheté par la Tate Galery en 1972
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